Le Communautarisme, un Agenda Étatique ?

Ameur Larbi
9 min readMay 31, 2021

Communautarisme, séparatisme et islamo-gauschisme. Trois mots. Des milliers de débats. Un agenda.

“Communautarisme”, souvent très péjorativement employé, désigne plus simplement une forme d’ethnocentrisme ou de sociocentrisme. Ces communautés, bâties sur les “particularismes” ethniques, culturels, sociaux ou religieux de ses membres, encourageraient un repli identitaire des individus qui les éloigneraient peu à peu des valeurs et normes de la communauté nationale. Ici, la République.

Mais l’utilisation du terme n’est pas nouvelle, au contraire, elle date du XIX siècle. Sa politisation et sa médiatisation, en revanche, le sont.

Historiquement, ce terme apparaissait déjà ponctuellement et dans des usages divers et variés à partir de la fin du 19e siècle. Ce n’est qu’au tournant des années 1990, que le terme commence réellement à s’immiscer dans la sphère politique et médiatique.

L’affaire du “foulard islamique” en 1989, fut l’événement catalyseur.

Déclenchant alors un tollé médiatique sans précédent autour du refus de 3 jeunes filles musulmanes, d’un collège en ZEP, de se soumettre au principe de neutralité, en enlevant leur hijab en classe. Un tel refus, perçu comme une défiance à l’égard du principe de neutralité religieuse, leur valu l’exclusion de leur établissement.

Selon le sociologue et professeur d’université, Fabrice Dhume, entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, la moyenne annuelle du nombre de dépêches dans la presse française comprenant au moins une ou plusieurs mentions des termes “communautarisme/ste” ou “communautarisation”, fut multiplié par 22.

Dhume remarque aussi que cette période, coïncidant avec l’affaire Khaled Kelkal en 1995 et les attentats du 11 septembre 2001, a ensuite permis à l’extrême droite d’entamer des campagnes de stigmatisation massives contre les communautés musulmanes françaises.

Si au départ, le terme est surtout appliqué aux communautés musulmanes, au fur et à mesure des années 2000, il est rapidement appliqué dans plusieurs discours politiques et médiatiques en vue de stigmatiser d’autres communautés, commençant elles aussi, à revendiquer leurs “particularismes” et la légitimité de leurs existences politiques. La communauté noire, la communauté LGBTQI+, etc.

Enfin, d’après la sociologue et professeure d’université, Sylvie Tissot, ce n’est qu’après, que la Direction Centrale des Renseignements ait publié son rapport sur les “quartiers sensibles surveillés” en 2004 et que le débat sur la “loi sur les signes religieux à l’école” en 2005 ait ragé pendant des mois, que le débat public s’empare véritablement de la rhétorique anti-communautaire.

Tensions entre légitimité et appartenance communautaire et principes républicains alors ravivé et débattu, c’est précisément à partir de ce moment, que “communautarisme” s’ancre dans la psyché collective comme la manifestation d’une non-soumission aux valeurs de la république et d’une volonté de séparation de la communauté nationale.

Les banlieues, déjà lourdement stigmatisées et surveillées, deviennent alors victimes d’un nouveau processus politique et médiatique visant à les décréter comme “terreau de l’islam radical” ou “territoires perdu de la république” où le communautarisme trouverait ces racines et où il s’épanouirait.

Mais de façon plus complexe, d’après le politologue et sociologue, Pierre-André Taguieff ;

Le communautarisme est défini, par ses critiques, comme un projet sociopolitique visant à soumettre les membres d’un groupe défini aux normes supposées propres à ce groupe, à telle communauté, en bref à contrôler les opinions, les croyances et les comportements de ceux qui appartiennent en principe à cette communauté.”

De ce fait, le communautarisme s’apparente alors beaucoup plus à une sorte de projet socio-politique plutôt qu’à la définition de l’observation d’une réalité concrète. Bien entendu, le communautarisme dans sa forme la plus diabolisé, peut très bien exister, mais ne reflète réellement aucune observation sociologique des communautés minoritaires en France. Les revendications et pratiques considérées comme “communautaires” ou “sectaires” ne sont réellement que la manifestation des particularités des individus dans toutes leurs appartenances, dans toute leur complexité.

Ainsi, selon Marwan Mohamed, sociologue au CNRS et coauteur du livre Communautarisme ? :

“ Le terme communautarisme vise moins à décrire, qu’à prescrire des normes et des codes de conduite au nom de l’injonction à l’assimilation, et proscrire des pratiques et des demandes publiques de la part de groupes dont les singularités sont construites comme une menace pour la cohésion sociale.”

De plus, le cas français est assez unique en son genre. En effet, surtout lorsque l’on regarde l’histoire socio-politique d’autres pays occidentaux et particulièrement celle de nos alliés anglo-saxons.

L’histoire Française, elle, a surtout été modelée par plusieurs vagues de centralisation du pouvoir et par des conflits de classe et des conflits culturelles, mais ce n’est véritablement que très récemment que les conflits “identitaires” ou “communautaires” se sont imposés dans le débat médiatique et politique. De cette manière, le modèle de société canadien, américain ou encore britannique est un modèle individualiste et multiculturaliste, très différent du nôtre. À l’inverse, le modèle républicain français se veut être un modèle “universaliste, neutre et égalitaire.”

La Ve république, c’étant bâti sur de nombreux principes dont ceux de la laïcité, l’indivisibilité et l’universalisme, a de ce fait façonné une identité nationale républicaine qui néglige, voire, ignore l’individuel et insiste sur le commun. Reprenons l’article 1er de la Constitution : “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.”

L’État ne saurait alors traiter les individus autrement que comme des citoyens.

La guerre contre le « communautarisme » et les « séparatismes » menée par l’Etat, révèle alors une volonté active de refuser de conjuguer appartenance nationale avec appartenance communautaire, identité nationale avec identité individuelle.

Mais pourquoi une opposition si fervente?

Fin 1997, Jacques Chirac avait même stipulé : « Notre pays n’est pas et ne sera jamais l’addition de communautés juxtaposées. Le bien public n’est pas, et ne sera jamais, l’addition d’intérêts particuliers ». En octobre 2018, Gérard Collomb avait même rajouté : « Aujourd’hui, on vit côte à côte, demain, je crains qu’on ne vive face à face ». Tous deux pointaient alors au spectre d’un éclatement national, une rupture de l’imaginaire universaliste, dans l’éventualité d’une reconnaissance, par l’Etat, de l’existence et de la légitimité politique d’autres identités ou d’autres communautés.

Il est ainsi clair que pour l’Etat, il n’existe qu’une communauté politiquement reconnue et légitime dans son existence et ces revendications, “la communauté nationale.”

Le « communautarisme » n’incarnerait donc pas une menace collective, mais une menace pour les institutions républicaines telles que la communauté nationale. C’est pourquoi les notions de « communautarisme », « séparatisme » ou « islamo-gauschisme » sont toutes les trois, indiscernables. Elles ne décrivent rien de nouveau ou rien de différent, puisque ces termes, créés de toute pièce, ne reflètent aucune réalité objective.

Au contraire, ces termes ne sont en réalité que le bruit de fond de la machine étatique qui tourne à plein régime. S’il y a désagrément ou division au sein de la société, comment maintenir l’illusion d’une communauté nationale parfaitement unie qui exsude un universalisme des lumières si chère au modèle de civilisation français ? En les catégorisant comme “dérives sectaires” ou “zone de non-droit”, hors du calme et de l’universalisme retentissant qui caractérise la communauté nationale.

Il est alors primordial de rappeler que l’Etat perçoit les communautés, mais ne les perçoit pas toutes de la même manière. Au contraire, l’ordre établi sait très bien différencier entre les communautés qui constituent la communauté nationale et donc l’identité nationale et celle qui doivent tout d’abord s’y assimiler, avant d’être considéré comme « française ».

Ainsi, la France ne semble jamais avoir connu de problème à rallier traditions, normes et valeurs catholiques, bretonnes ou provinciales aux valeurs républicaines et à l’identité nationale. À l’inverse, comme le montre le débat politico-médiatique actuel, l’Etat semble avoir de plus en plus de difficulté à rallier l’existence, les revendications et les pratiques d’autres communautés ethniques et religieuses à ces valeurs et encore moins, à son identité.

Il devient alors clair que l’identité française ou républicaine n’est pas entièrement fondée sur la notion de citoyenneté ou de méritocratie, mais repose aussi sur la proximité qu’entretiennent les individus et/ou les communautés avec la blanchité et le catholicisme.

S’il y a un « communautarisme » qui sévit en France, ce n’est pas celui des banlieues ou des minorités ethniques et religieuses, mais bien celui du communautarisme blanc et catholique. Il structure la communauté nationale et dicte quels sont les comportements, les opinions, les normes, les valeurs, les personnes ou communautés intrinsèquement républicaines et celles qui ne le sont pas.

Ces dernières, doivent alors passer par le processus d’assimilation ou d’intégration. On peut alors interpréter ce processus, non comme un processus d’échange culturel mutuel et égalitaire, mais comme un processus institutionnel et systémique, dont le but serait en fait, de « franciser » ou de « départiculariser » les communautés à assimiler, sous-entendant, les communautés non-blanches et non catholique du territoire.

Mes souvenirs — concernant le processus administratif de demande de nationalité française — sont assez flous, mais un en particulier m’a marqué : lorsque l’on m’a donné l’option de “franciser” mon nom.

Mais qu’est-ce qu’un nom Français ? La nationalité ne serait elle donc pas suffisante pour me conférer le statut de “véritable” Français ? Il y aurait-il des Français de papier et des Français de nom, de chair…des Français plus Français que d’autres ?

Je n’ai compris que plus tard que lorsque l’Etat me demandait si je voulais “franciser” mon nom, il se référait à tout un processus de neutralisation de mon identité, en passant par un nom “français”, qui allait supposément me permettre de mieux m’assimiler en France.

L’institutionnalisation de la blanchité et du catholicisme comme fondation des différentes institutions républicaines explique donc, en grande partie, pourquoi le concept d’une France formé par « l’addition de communautés juxtaposées », comme le dirait Jacques Chirac, incarnerait une menace pour la communauté nationale et donc l’identité nationale.

L’Etat nomme alors, « communautarismes », « séparatismes » ou « islamo-gauchismes », toutes revendications, toutes pratiques ou toutes manières de raisonner qui amènerait à repenser les structures du pouvoir établi, c’est-à-dire, l’hégémonie blanche et catholique sur lesquelles s’appuient la nature même de l’identité républicaine.

Le « communautarisme » et toutes ces variantes semblent alors de plus en plus incarner une sorte d’agenda politique, dont le but premier serait avant tout d’implanter dans l’imaginaire collectif une paranoïa, une méfiance toute particulière à l’égard de tous comportements, tout individus, toutes communautés qui ne s’inscriraient pas dans un univers de pratiques, normes et valeurs républicaines prescrites par l’Etat.

Matériellement, il s’agit de reléguer les banlieues au statut de “territoires ou zones de non-droit”, et les universités en “bastion islamo-gauchiste”.

On assiste alors à tout un processus médiatique et politique qui vise à rappeler en continu, l’étendu, l’intensité, la dangerosité et la progression du “communautarisme” à travers la société et le potentiel embrigadant de celui-ci, qui risquerait, sans intervention étatique, de se répandre tel un feu de forêt et d’inévitablement menacer l’équilibre sociétale.

Il ne s’agit pas de veiller à la sécurité des citoyens, mais de maintenir et de protéger, coûte que coûte, la façade d’une communauté nationale indivisible, laïque et universaliste. Il s’agit, de même, de réprimer et de stigmatiser systématiquement toutes communautés ou individus qui oseraient suggérer, voire revendiquer une identité française, distincte de celle envisagée par le cadre républicain.

Les communautés ne sont donc pas communautaristes ou sectaires par nature. L’Etat les définit ainsi et semble avoir un intérêt (politique) tout particulier à ce que la perception qu’elles le soient, perdure.

Le processus de politisation et de médiatisation du communautarisme depuis maintenant deux décennies a aussi été accompagné d’un processus d’instrumentalisation politique. L’instrumentalisation des revendications, des croyances et des pratiques de certaines communautés et organisations bien spécifique, orchestré par un Etat de plus en plus autoritaire et réactionnaire, dans le but de faire apparaître une dichotomie entre “ république” et “ territoires perdus de la république”, perdus au communautarisme, au séparatisme ou à l’islamo-gauschisme.

Cette dichotomie exacerbe alors les antagonismes idéologiques et identitaires qui façonnent les débats, amplifient le sentiment d’insécurité, fabriquent un consentement qui pousse les populations à accepter des mesures sécuritaires de plus en plus répressives et participent à la normalisation des discours, à des débats, à la considération et à l’implémentation de mesures conservatrices et autoritaires.

Ainsi, l’usage du communautarisme comme arme idéologique et identitaire permet à l’Etat de légitimer et d’accélérer le passage de lois autant liberticides et répressives les unes que les autres et de passer sous silence toute tentative de décrédibilisation ou de remise en question des institutions étatiques, de la communauté nationale, de la République.

C’est à ce moment-là, que le communautarisme prend alors toute sa dimension étatique. En pleine crise de légitimé, le communautarisme se transforme alors en un parfait outil de propagande qui sert à orienter l’attention des médias et de la population vers l’horizon d’une crise identitaire, idéologique, d’autorité sans précédent qui nécessiterait une intervention étatique immédiate et omniprésente.

Il s’agit d’une machine dont le but est de fabriquer en continu et en masse du consentement, crucial pour que l’Etat puisse légitimer et avancer devant l’opinion publique ces nombreuses virées politiques vers l’extrême droite et ces virées autoritaires en termes de maintien de l’ordre.

Il n’est alors pas surprenant pour un état en déclin, en déni de son histoire et en déni des problèmes qui le gangrènent, de se résoudre à utiliser tous les moyens nécessaires pour réinsérer son autorité et éviter à tout prix la remise en cause du pouvoir établi qui, inévitablement, amènerait à la remise en cause des systèmes qui soutiennent le même statut quo dont l’Etat et la classe dominante qui la dirige, bénéficie.

À tout prix, même au prix de la démocratie représentative.

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Ameur Larbi

French writer and political analyst. Love diving into politics and policy through journalism and analysis.